PEUT-ON CONCILIER LIBERALISME ET MARXISME ? (par Drieu Godefridi)

Cet article a été publié sur le site contrepoints.org dont la base line est en soi une passionnante promesse : “le nivellement par le haut” !


Comment expliquer qu’en 2015 on puisse encore se réclamer de Marx ?

par Drieu Godefridi

thierry ehrmann-Marx painted portrait(CC BY 2.0)

Lors d’un récent colloque organisé par un centre d’études libéral, je fus confronté à un philosophe renommé qui se proposait de concilier le libéralisme et le marxisme. Étonnant projet, n’est-ce pas ? C’est que les outils marxiens sont les mieux à même de nous permettre de penser la réalité économique actuelle, nous expliquait ce philosophe, faisant allusion à la distinction marxienne entre infrastructure et superstructure.

Selon Marx, l’économie (l’infrastructure) détermine la culture (la superstructure), y compris la conscience de soi : nous avons l’illusion de penser librement, alors que nous ne pensons jamais que les intérêts de notre classe sociale.

Pourquoi pas ? Mais comment imaginer qu’une distinction qui, dans son déterminisme simpliste, échouait déjà à rendre compte des réalités du XIXème, plus encore des réalités économiques du XXème siècle, serait la mieux à même d’appréhender les réalités économiques du XXIème siècle qui, dans l’intervalle, ont profondément muté et se sont considérablement complexifiées ? Ne songeons qu’au poids actuel de la finance rapporté à ce qu’il était au temps de Marx puis Lénine.

Non content de réhabiliter les concepts marxiens, ce philosophe souhaitait également réhabiliter Marx sur le plan moral, même s’il concédait qu’en pratique la dictature du prolétariat avait « suscité l’embarras ». Rappelons que cet embarras s’est matérialisé par cent millions de victimes, selon les auteurs, jamais réfutés, du Livre noir du communisme. Poursuivant sur sa lancée, notre éminent penseur soutint qu’en dépit de cet « embarras », la dictature du prolétariat avait permis une « promotion sociale exceptionnelle ».

Saluons la tolérance d’un centre d’études libéral qui accueille ce genre de profession de foi. Car il n’y a pas un seul exemple de régime communiste qui ne se soit, au XXème siècle, soldé par l’appauvrissement radical de sa population. Encore était-ce la meilleure issue, je veux dire, quand le régime ne se livrait pas par ailleurs à d’effroyables massacres et génocides sur sa propre population. Ne songeons qu’aux millions de koulaks ukrainiens affamés par Staline, aux millions de victimes intra muros des Khmers rouges, ou aux dizaines (dizaines !) de millions de Chinois génocidés par leurs propres dirigeants. Parler de « promotion sociale exceptionnelle » dans le chef des régimes marxistes me paraît un jugement plus poétique que fondé en réalité.

Quelques jours après le colloque, ce philosophe prit la plume pour me reprocher gentiment mon « allergie » à Marx. Je lui répondis en ces termes :

« Pas d’allergie de ma part, je vous l’assure, je lis Marx avec plaisir, délectation même, s’agissant de monuments polémiques tels que le Manifeste. Toutefois j’ai toujours été frappé par la haine que nourrissait Marx à l’égard d’une partie de ses semblables. Une haine manifeste, qu’il ne prenait guère la peine de cacher, et qui se traduisit, en actes, par l’extermination systématique de dizaines de millions d’êtres humains. Cette ferveur haineuse ne le cède en rien à l’auteur de Mein Kampf. Que le premier soit un intellectuel, alors que l’autre ne l’était pas, ne change rien. La pureté supposée − plus que douteuse − de l’intention rachète-t-elle en quelque façon l’atrocité de ses multiples incarnations ? Je ne le crois pas. Il me paraîtrait plus exact de décrire le marxisme comme une philosophie génocidaire. »

Comment expliquer qu’en 2015 des penseurs, au demeurant brillants, puissent encore, après un siècle d’orgie sanguinaire, se réclamer de Marx ? Il y a l’idéologie, bien sûr. Plus fondamentalement, et c’est l’hypothèse que je vous soumets, j’y vois la manifestation d’une sorte d’attachement affectif à des engagements idéologiques de jeunesse. Y renoncer, pour ces penseurs, ne serait-ce pas comme renoncer à une part d’eux-mêmes ? Ils y ont tant cru…

Quoi qu’il en soit, déterrer Marx est intellectuellement inutile et moralement intolérable. Marx est mort.


Drieu Godefridi

Drieu Godefridi

Drieu Godefridi, né en 1972, est un auteur libéral belge, fondateur de l’Institut Hayek à Bruxelles. Docteur en philosophie (Paris IV-Sorbonne), il est titulaire de masters en droit et philosophie (UCL) et d’un DEA en droit fiscal (ULB). Comme président de l’Institut Hayek, il a publié régulièrement des articles dans la presse francophone et dans la presse anglo-saxonne. Il est actuellement à la tête d’une entreprise européenne qu’il a créée il y a dix ans.