L’ÉTAT PROFOND AMÉRICAIN – “THE DEEP STATE” (I)


1ère partie : L’ÉROSION DE LA DÉMOCRATIE

 

Fondé à la fin du XVIIIème siècle, à l’issue d’une guerre d’indépendance, l’État américain, regroupant un certain nombre d’États fédérés autour d’une même constitution, était une sorte de modèle démocratique dont le reste du monde pouvait s’inspirer. Alexis de Tocqueville – auteur le La Démocratie en Amérique – avait analysé les écrits des premiers présidents américains et conclu qu’une démocratie devait à la fois répondre à l’étymologie (gouvernement du peuple) et au caractère social (égalité des citoyens devant la loi). En découlait directement la séparation des pouvoirs et l’élection du Président, chef de l’exécutif, au suffrage universel.

L’ancien diplomate canadien Peter Dale Scott a consacré plusieurs ouvrages à l’évolution lente de la démocratie américaine vers une sorte de « pouvoir de l’ombre » qui finit par échapper à tout contrôle institutionnel, instaurant ainsi ce qui finit par s’apparenter à une sorte de dictature.

Le premier indice important se trouve dans une observation adressée par Franklin D. Roosevelt au “colonel” House :

« La vérité n’est, comme vous et moi le savons, qu’une composante financière qui s’est emparée du gouvernement depuis l’époque d’Andrew Jackson » [1]

Roosevelt faisait ainsi une allusion directe au rôle joué par les grandes banques américaines lors de la réunion secrète tenue à Jekyll Island (Géorgie) en décembre 1910 qui allait permettre la création de la Réserve Fédérale en 1913. [2]

Nous reviendrons dans un prochain article sur le rôle des puissances financières et le contrôle qu’elles exercent sur l’État fédéral américain. Les prémisses de cet « État Profond » sont enracinées dans leur brève histoire. Dès leur naissance, les États-Unis étaient traversés par deux pensées antagonistes : l’ouverture sur le monde et un instinct de domination répressive à l’encontre de leurs opposants, quelques soient leurs griefs. On peut dire que chaque grand évènement de l’histoire de cette nation (guerre d’indépendance, de sécession ou contre les Indiens) atteste de ce double caractère.

On entend souvent parler de la COG (Continuity Of Government) mais elle est mal définie. D’après les recherches que j’ai pu effectuer, ce concept remonte à 1949 avec l’explosion de la première bombe atomique soviétique. Pour la première fois, il apparaissait possible que la totalité du gouvernement puisse disparaître en cas d’attaque sur Washington. D’où ce programme destiné à assurer la continuité du commandement. Toutefois, nombre d’opérations durant la deuxième guerre mondiale étaient couvertes par un secret indispensable et ne pouvaient être exposées au grand jour. La COG s’inscrivait dans le même principe. Dénommé au début « projet jugement dernier » c’est sous Reagan que le terme COG fut consacré.

Le conflit entre le respect de la démocratie garantie par la constitution et la sécurité des citoyens apparaît comme latent. En cas de mise en œuvre de la COG, qui va exercer le pouvoir ? Cette situation correspond à celle d’une attaque avérée, mais les hommes qui vont exercer le pouvoir sont évidemment recrutés à l’avance, et ils ne sont pas élus. On voit poindre la difficulté car le lien entre le peuple et celui ou ceux à qui il a confié sa destinée est rompu.

Il n’échappera à personne que cette « continuité » dans la conduite des affaires de l’État exige une proximité évidente entre ceux qui exercent légalement le pouvoir – c’est-à-dire ceux qui ont reçu l’onction démocratique – et ceux qui pourraient être amenés à l’exercer si les circonstances l’exigeaient. Les mandats électifs sont toujours d’une durée limitée, mais ce n’est pas le cas de ceux qui pourraient être amenés à les remplacer. Il y a dans la société américaine comme dans beaucoup d’autres, une sorte de dualité de pouvoirs qui pourrait se résumer à : « convaincre ou contraindre » ; la philosophe Anna Arendt parlait de « la persuasion par arguments » ou de « contrainte par la force » Le Ku-Klux-Klan est (simple exemple) directement issu de la seconde.

Le clivage entre ces deux formes préexistantes de pouvoir devait naturellement se retrouver entre les légaux et ceux de l’ombre. Le premier signe a été la création de la CIA (Central Intelligence Agency) dès 1947 [3] destinée à supplanter l’OSS (Office of Strategic Services). Ce dernier, créé à l’entrée en guerre des États-Unis, reprenait le rôle jusqu’alors dévolu au FBI, censé être sous le contrôle de l’Administration américaine. Le passage au statut d’agence de la CIA la mettait délibérément hors d’atteinte de ce contrôle. Cependant, sa mission devait s’exercer à l’international, donc à l’extérieur des frontières américaines. Mais ce pouvoir de l’ombre avait pris d’autres formes. Eisenhower avait commencé une lutte très inégale contre lui [4] et le dénonçait très clairement dans son dernier discours de janvier 1961, juste avant l’arrivée de Kennedy, et dont voici un extrait :

« Nous devons veiller à empêcher le complexe militaro-industriel d’acquérir une influence injustifiée dans les structures gouvernementales qu’il l’ait ou non consciemment cherchée. Nous nous trouvons devant un risque réel qui se maintiendra à l’avenir : qu’une concentration désastreuse de pouvoir en des mains dangereuses aille en s’affermissant. Nous devons veiller à ne jamais laisser le poids de cette association de pouvoirs mettre en danger nos libertés ou nos procédures démocratiques. Nous ne devons jamais rien considérer comme acquis. »

Le divorce entre la CIA et la Maison Blanche est consommé avec l’affaire de « la Baie des Cochons » à Cuba lorsque Kennedy refusa d’intervenir. Trois ans plus tard, le 12 novembre 1963, dix jours avant sa mort, le même Kennedy reprenait l’avertissement à son compte en disant :

« La direction du Bureau du Président a été utilisée pour fomenter un complot pour anéantir la liberté des Américains, et avant que je ne quitte le Bureau, je dois informer les citoyens de ces conditions. »

Ceux qui leur ont succédé, Johnson et Nixon, sont restés dans l’optique pacifique du désarmement, initialisé en octobre 1962 après l’affaire des « fusées de Cuba ». Ils se sont opposés ainsi à ceux qu’on allait bientôt désigner comme les « Faucons » par opposition aux « Colombes ». La transition s’est faite durant les mandats de Ford puis de Carter, lorsque les représentants de ce pouvoir de l’ombre ont commencé à saper ce que Reagan qualifiera ensuite comme « l’Empire du Mal ». Durant cette période le JCS (Joint Chief of Staff) ou Comité des Chefs d’État-major des armées, était favorable à une confrontation directe avec l’URSS. À la fin du mandat de Carter, l’État Profond avait pris le pas. Carter, en bon démocrate, s’était opposé à la venue du Shah d’Iran sur le sol américain, mais Rockefeller et Brezinski, deux hommes puissants de l’État Profond, lui forcèrent la main, entraînant la prise d’otages de l’ambassade US de Téhéran.

Puis vint l’élection de Reagan, marquant la fin de deux décennies de combat larvé pour le pouvoir entre la Maison Blanche et l’État Profond. C’est ce dernier qui avait gagné. Le champ devint alors libre pour le « consensus de Washington » [5] qui conduisit à la déréglementation généralisée des services privés et la privatisation des services publiques, dans l’optique de la doctrine néo-libérale de Milton Friedman et de l’École de Chicago.

Pour schématiser, les Faucons de l’État Profond avaient réussi à prendre le contrôle de « l’État apparent » au niveau des opérations extérieures. Il s’en suivit une politique beaucoup plus offensive contre l’URSS et notamment le « piège de l’Afghanistan » en 1980. 1981 fut probablement l’année de transition vers un nouvel ennemi qui, plus tard, se substituerait à l’Union Soviétique : le terrorisme islamique.

Vingt ans plus tard, les attentats du 11 septembre 2001 permettront à l’État Profond de faire passer sans coup férir le « Patriot Act » (toujours en vigueur) marquant ainsi le basculement vers un État plus sécuritaire pour la 1ère fois dans l’Histoire des États-Unis, le plan COG fut mis en œuvre.

Avant même que le dernier avion ne se soit écrasé en Pennsylvanie [6] George W. Bush fut tenu à l’écart de la Maison Blanche et Paul Wolfowitz et d’autres dirigeants furent évacués vers une base militaire proche de Camp David. Dick Cheney – qui avait travaillé pendant plus de vingt ans avec Donald Rumsfeld dans l’État Profond – s’enferma dans un bunker souterrain de la Maison Blanche avec une centaine de collaborateurs en vue de former le « gouvernement de l’ombre ». On notera que Cheney et Rumsfeld s’étaient exprimés en 2000 en se plaignant de la longueur de la mise en œuvre du processus « en l’absence d’un évènement catastrophique et catalyseur comme un nouveau Pearl Harbour ».

Nous connaissons la suite. Au travers de la « guerre contre le terrorisme » les pays du Moyen-Orient comme l’Afghanistan, l’Irak, la Lybie et plus récemment la Syrie, ont été déstabilisés et les actions terroristes se sont étendues dans le monde. On ne voit pas comment, dans l’état actuel des choses, cette guerre pourrait prendre fin.

2nde partie : LA FINANCE FACE À LA DÉMOCRATIE
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Jean Goychman
07/06/2017

[1] L’État Profond Américain – Peter Dale Scott (éd. La Demi-Lune) ; p. 46.
[2] Les Secrets de la Réserve Fédérale – Eustace Mullins (éd. Le Retour aux Sources).
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Central_Intelligence_Agency
[4] http://www.2012un-nouveau-paradigme.com/article-le-pouvoir-de-la-lumiere-face-a-l-ombre-89352516.html
[5] L’État Profond Américain – Peter Dale Scott ; p. 185.
[6] L’État Profond Américain – Peter Dale Scott ; pp. 76 & 276.