LA DEFAITE D’ARROYOMOLINOS – 28 octobre 1811 – (Eric de Verdelhan)

« Il vaut mieux en finir tout d’un coup que de poser le glaive et être tous les jours à recommencer »
(Correspondance du Maréchal Soult à Napoléon au sujet  de la guerre d’Espagne).

L’Espagne est un peu ma seconde patrie. Je l’ai sillonné dans tous les sens, et même à pied, en 2010, jusqu’à Compostelle. J’aime Tolède, Cordoue, Grenade, les villages blancs d’Andalousie, les plaines arides de la Mancha, Burgos, Léon etc…
J’ai moins de sympathie pour la Catalogne et ses velléités indépendantistes. Assez régulièrement, je me fais agonir par les bien-pensants quand j’écris que Franco était un chef de guerre remarquable, un fin stratège, et qu’il a sauvé le Catholicisme  en Espagne, ou quand je porte à son crédit d’avoir épargné à son armée (et son peuple meurtri) la grande saignée de la Seconde Guerre Mondiale.
Mais aujourd’hui, c’est d’une autre guerre d’Espagne dont je veux parler ; une guerre napoléonienne qui a couté très cher à l’Empire.

 

 

 

La guerre d’Espagne menée par Napoléon marque, comme la campagne de Russie, le chant du cygne ; les prémices de la fin d’un règne. L’Empereur n’écoutait plus que lui ; ce sera sa perte !

À la suite du « coup d’État » de Bayonne orchestré par Napoléon, le roi d’Espagne Charles IV et son fils Ferdinand durent abdiquer en faveur d’une nouvelle constitution qui mettait le pays sous tutelle française et plaçait à la tête du royaume Joseph Bonaparte, le frère de Napoléon.

La population espagnole, exaspérée par l’occupation française et poussée à la rébellion par la noblesse et le clergé, se souleva à la fin du mois de mai – le « dos de mayo 1808 » – ce qui mit en péril le dispositif français éparpillé sur l’ensemble de la péninsule ibérique.

Napoléon, optimiste, comptait sur les qualités guerrières de ses troupes pour remporter des victoires faciles, mais l’insurrection s’étendit bientôt à l’Aragon, l’Andalousie, la Galice et les Asturies et se traduisit par une guérilla féroce contre les  Français ; guérilla caractérisée par des tortures et atrocités en tous genres. L’armée française, éparpillée dans tout le territoire était forte de 110 000 hommes et se composait, pour l’essentiel hélas, de conscrits inexpérimentés.  

Napoléon lui-même ne facilita pas la tâche à ses commandants en ordonnant une offensive simultanée dans toutes les directions afin d’occuper la totalité des provinces insurgées.

Au début, les Français remportèrent bien quelques succès : le Maréchal Moncey marcha sur Valence et le général Duhesme assiégea Gérone, tandis que le Corps du général Dupont de l’Étang envahit l’Andalousie et livra Cordoue au pillage. Surtout, la victoire du Maréchal Bessières à Medina de Rioseco permit aux Français d’occuper la Vieille-Castille. Ce succès rassura Napoléon et Joseph fut libre d’entrer à Madrid pour mettre en place sa cour et sa nouvelle administration.

Puis, en quelques jours, la campagne vira au désastre : Moncey et Duhesme durent se replier, le général Dupont capitula avec 18 000 hommes le 22 juillet 1808 à l’issue de la bataille de Bailén.

Ébranlés par la défaite, Joseph et ses généraux abandonnèrent précipitamment Madrid et se retirèrent derrière l’Èbre. Les Français n’alignaient plus que 65 000 hommes.

Simultanément, un Corps expéditionnaire britannique commandé par le général Wellesley débarqua au Portugal et vainquit les troupes françaises de Junot à la bataille de Vimeiro.

Les défaites et la retraite des Français derrière l’Èbre firent l’effet d’une bombe dans les cours d’Europe : pour la première fois, les troupes napoléoniennes avaient été battues en rase campagne.

La situation française fut encore aggravée par les fautes stratégiques commises par Joseph.

Les faibles troupes dont disposaient encore les Français étaient dispersées de la Biscaye jusqu’à l’Aragon. Napoléon comprit enfin que seule son intervention personnelle pouvait rétablir la situation et restaurer le prestige de la France. Il projeta de transférer une bonne partie de la Grande Armée en Espagne, par des marches forcées depuis l’Allemagne.

Le transfert fut effectué avec succès et démontra, une fois de plus, les capacités militaires de l’Empereur — et du Maréchal Berthier, son chef d’état-major — ainsi que l’endurance de la troupe.

Napoléon quitta Paris le 28 octobre 1808 et arriva à Bayonne le 3 novembre. Le 4 novembre, il rencontra son frère Joseph et prit le contrôle total de l’armée (et de l’administration). L’Empereur ne s’était pas privé auparavant de critiquer Joseph pour ses choix stratégiques hasardeux.

L’Empereur quitta Bayonne le matin du 5 novembre 1808 et, accompagné des Maréchaux Lannes et Soult, se rendit à Vitoria pour y prendre officiellement le commandement de l’armée d’Espagne. Il pouvait compter sur 120 000 hommes (soit 7 Corps d’armée).

Il arriva à Vitoria dans la soirée et élabora son plan de campagne. Il entendait profiter de la faiblesse et des fautes tactiques des Espagnols pour obtenir une victoire totale.

À la fin du mois d’octobre, le général Joaquín Blake, à la tête des 32 000 hommes de l’armée de Galice, l’aile gauche du dispositif espagnol, se dirigea sur les bouches de l’Èbre sans être entré en contact avec l’armée du Centre sous le commandement du général Castaños, dont les 34 000 hommes campaient au sud et à l’est de la ville de Logroño. Sur la droite se tenaient les 25 000 hommes de l’armée d’Aragon aux ordres du général Palafox. Dans le même temps, la petite armée du général José Galluzo, forte de 13 000 hommes, s’avançait d’Estrémadure en direction de Burgos afin de maintenir les communications entre les corps de Blake et de Castaños.

Pour Napoléon, il fallait que les troupes espagnoles continuent à sous-estimer ses effectifs.

Il prévoyait, par une attaque au centre, de couper en deux le dispositif adverse et permettre d’une part aux Corps de Victor et de Lefebvre, à droite, d’attaquer les troupes du général Blake et d’autre part aux Corps de Ney et de Moncey de s’en prendre sur la gauche à l’armée de Castaños et Palafox. Mais le 31 octobre, le Maréchal Lefebvre, désobéissant aux ordres de Napoléon, décida d’attaquer avec ses 21 000 hommes les 19 000 soldats de Blake à Durango. Les Français eurent rapidement le dessus et infligèrent une défaite cuisante aux Espagnols mais Blake ordonna un repli précipité vers l’ouest qui l’éloigna de près de 70 km de l’aile droite française, remettant en cause la stratégie de l’Empereur.
Le 7 novembre 1808, l’armée d’Espagne lança son offensive générale.

Le 10 novembre, Soult et ses 24 000 hommes attaquèrent l’armée d’Estrémadure à Burgos. L’attaque frontale et les charges de la cavalerie provoquèrent la destruction complète des formations espagnoles qui se débandèrent après avoir perdu 4 000 hommes. Dans la soirée, le Maréchal fit son entrée dans Burgos où ses troupes se livrèrent au pillage et Napoléon l’y rejoignit le lendemain.

Au matin du 11 novembre, la bataille d’Espinosa s’acheva sur la défaite de l’armée de Galice qui se retira, laissant 3 000 morts sur le terrain. Après avoir envoyé Soult sur Reinosa pour couper la retraite de l’armée de Galice, Napoléon put se concentrer sur sa stratégie : se porter sur les arrières des forces espagnoles.  Le 13 novembre, Ney se dirigea sur Aranda de Duero d’où il devait faire mouvement vers l’est pour couper les lignes de communications de Castaños et de Palafox.

Une série d’âpres combats permit à Napoléon de balayer le dispositif espagnol. Les Français étaient maintenant en mesure de marcher sur la capitale, pendant qu’affluaient depuis les Pyrénées les deux Corps de Mortier et de Junot. En dépit des difficultés d’organisation, la fatigue  des troupes, les pillages, une logistique et un matériel déficients et l’hostilité exacerbée de la population, l’armée française avait atteint en quelques jours tous ses objectifs stratégiques.

Le 28 novembre, débuta l’offensive sur Madrid, avec une armée de 130 000 hommes.

Après une série de victoires, Le 2 décembre 1808, Napoléon arriva sur les hauteurs dominant la capitale. Les assaillants envoyèrent à deux reprises des parlementaires pour sommer les Espagnols de se rendre ; ils furent éconduits. Deux attaques supervisées directement par l’Empereur permirent aux Français de conquérir plusieurs positions clés. Le lendemain, à 17 h, une délégation espagnole se rendit au QG de l’Empereur. Les généraux Morla et La Vera signèrent l’acte de capitulation le 4 décembre à 6 h du matin. Napoléon s’installa au palais de l’Infantado et fit immédiatement publier quatre décrets : abolition des droits féodaux, suppression de l’Inquisition, réduction d’un tiers du nombre des couvents et disparition des barrières douanières.

Après la chute de Madrid, Napoléon envisagea de conclure la campagne en envoyant le Maréchal Lefebvre à Lisbonne et le Maréchal Victor en Andalousie. Lui-même pensait rester dans la capitale avec 40 000 hommes. Il estimait que les troupes britanniques présentes au Portugal jugeraient préférable d’évacuer la péninsule Ibérique. Grossière erreur qui allait lui coûter cher !

Dans la nuit, du 3 janvier 1809 Napoléon apprenait qu’une guerre avec l’Autriche était imminente et qu’une conjuration semblait se tramer entre ses ministres Talleyrand et Fouché, avec la bénédiction de Murat.

Estimant qu’il ne pouvait plus s’attarder davantage en Espagne, le 17, il décidait de rentrer en France. La nouvelle de son départ fut mal accueillie par l’armée et les Maréchaux, particulièrement au sein de la Garde impériale.

Il était à Paris le 23 janvier à 8 h du matin. Il convoqua immédiatement Talleyrand et s’en prit violemment à celui qu’il traitait de « tas de merde dans un bas de soie » en lui reprochant ses machinations et ses intrigues.

La brève campagne de Napoléon en Espagne se termina donc, en raison de circonstances défavorables, par un succès français non décisif. Cette campagne montra qu’outre ses talents de stratège, son énergie et sa capacité à galvaniser ses  grognards  demeuraient intactes.

Cependant, contrarié à la fois par les distances, la nature du terrain, le climat et par les fautes tactiques de ses Maréchaux, Napoléon n’était pas parvenu à une victoire définitive dans la péninsule Ibérique ; la guérilla restait très active, soutenue par une population hostile aux Français.

Le Corps expéditionnaire britannique, bien que très affaibli, avait échappé à la destruction et fut renvoyé au Portugal peu après. L’Empereur aurait sans doute pu occuper aisément Lisbonne et Cadix s’il était resté en Espagne, mais en son absence, les Maréchaux, qui se jalousaient, furent incapables de mettre fin à la guerre et subirent plusieurs défaites cuisantes face aux armées anglo-portugaises commandées par Arthur Wellesley.

Napoléon laissait en Espagne 190 000 hommes de ses meilleures troupes, contingent qui fut continuellement renforcé jusqu’à dépasser les 350 000 hommes en 1811, sans que cela ne mit pour autant un terme à la guerre.

Après l’abandon de Badajoz et la bataille de Fuentes de Oñoro, les Anglais se sont repliés au Portugal. Le général Drouet d’Erlon commande le 5ème Corps regroupé autour de Merida, face au Corps anglais du général Hill. À la fin du mois d’octobre 1811, la division du général Girard se porte sur Caceres pour y lever des contributions. L’apprenant, le général Hill s’avance vers les Français et les rejoint dans la nuit du 27 au 28 octobre près du village d’Arroyomolinos.

L’arrivée des Anglais surprend les Français. La première offensive anglaise a lieu sur la gauche française, à 8 heures du matin. Les Britanniques parviennent à tourner les Français et les somment de se rendre. Ceux-ci s’ouvrent un passage à la baïonnette et foncent vers le col de Montanchez. Arrivés au col, ils constatent que les Anglais sont déjà sur place. Pour fuir, la division Girard gagne les hauteurs de San Hernando. Elle subit de lourdes  pertes : entre 600 et 900 tués selon les historiens.

Les Anglais font 1 300 prisonniers dont le général de brigade Bron de Bailly et le duc d’Arenberg.

Dans  cette bataille, les Anglo-espagnols, eux, ne comptent que 37 tués et 64 blessés.

Occupé par les préparatifs de la campagne de Russie, l’Empereur ne retourna jamais en Espagne et le conflit s’éternisa encore durant trois longues années.

Lorsque l’Empereur entreprit d’attaquer la Russie en 1812, il ne disposait que d’une partie de ses forces, ayant dû laisser dans la péninsule Ibérique plus de 300 000 soldats.

Mais cette guerre d’Espagne nous a valu l’un des plus beaux poèmes de Victor Hugo : « Après la bataille » et ce « héros au sourire si doux, suivi d’un seul hussard qu’il aimait entre tous…» aura contribué à faire savoir à des générations de petits Français que l’épopée napoléonienne a été un grand moment de notre histoire.

Ce poème, je l’ai appris en… 1959  et je le connais encore par cœur.

Eric de Verdelhan

30 octobre 2021