LA CRISE DE L’ÉTAT
(Colonel Gilles Lemaire)

La crise qui sévit actuellement entre le Pouvoir et les Armées est symptomatique de celle que subit l’État démocratique souvent qualifié de post-moderne.

Cette crise résulte de questionnements auxquels notre époque impose de répondre : À QUOI SERT L’ÉTAT ? Le monde est-il définitivement pacifié et l’État moderne est-il ainsi voué à la seule satisfaction du bonheur de chacun ?

En apostrophant violemment le chef d’État-major des armées qui avait protesté contre un détournement spadassin opéré sur les moyens lui permettent de remplir la mission qui lui a été confiée (c’est-à-dire in fine d’engager nos soldats dans les meilleures conditions, en les exposant au minimum au risque de mort, en ne portant pas outre mesure atteinte à leur intégrité physique et psychologique) le chef de l’État opérait un choix : il choisissait l’État social plutôt que l’État régalien.

Sempiternelle démarche des dirigeants de notre ingrate république !

« Taisez-vous, je sais ce que je fais ! Je suis votre chef, les Français m’ont désigné pour être leur nounou, fonction suprême exigeant toute bienveillance ! Vous devez donc vous taire. Mon élection signifie que vous devez “faire avec rien”. Faire, c’est-à-dire contribuer à ma gloire. Rien, c’est ce que vous êtes en réalité ! Vous êtes les plus invisibles des invisibles ! »

Le constat s’achève : la réalité est que l’État glisse vers son délitement.

Il n’a plus de « marge de manœuvre », formule communément reprise. Alors, pour donner le change, on complique les affaires en compliquant la redistribution. Et les dépenses de l’État augmentent toujours avec le sourire d’un premier ministre à la pilosité “tendance” qui se veut rassurante sous les aboiements des Insoumis. La rue fait valoir son importance. Et l’on dépense toujours.

Les problèmes de l’heure sont placés sous le tapis. Ce qui est important est de savoir si Sapho va pouvoir passer par la case Sécurité Sociale pour devenir mère de famille. Sapho n’est pas malade, sa démarche ne relève pas d’un besoin sanitaire, mais elle proclame haut et fort le contraire pour pouvoir choisir son prince charmant. Cela va coûter, mais selon une formule édictée par un tout récent ministre des finances, « la sécu, ça ne coûte rien, c’est l’État qui paye ! ».

La réalité, c’est que la jeunesse est de plus en plus ignorante, que les prisons sont pleines à craquer, que les bandits ne sont pas punis, que la « jungle de Calais » multiplie ses métastases dans nos grandes villes, tandis que la terre a fini de mentir en poussant au suicide des centaines de Paysans.

C’est aussi que l’Armée va imploser faute de moyens.

Un gouvernement digne de ce nom doit d’abord restaurer l’État en le réformant, en le rendant opérationnel.

La grande question est : À QUOI SERT L’ÉTAT ? Doit-il, en répondant à ses fonctions régaliennes, assurer la sécurité de tous contre tous ? Doit-il pourvoir aux besoins matériels de tout-un-chacun ? Et alors, quelles limites apporter à cette démarche ? La réalité est aussi que cette deuxième fonction opère une ponction insupportable sur les ressources de l’État et que l’État devenu démocratique en rajoute encore en allant au-devant des innombrables mains qui se tendent frénétiquement.

« Je suis votre chef, je tiens mes promesses. Mais, misérables ignares, regardez toutes ces mains tendues ! Ne savez-vous pas que je dois ma prééminence à l’espoir qu’elles ont placé en moi de voir leurs urgentes sollicitations récompensées ?
« Et je distribue au loin, comme la Semeuse du dictionnaire Larousse maintenant empoussiéré, que plus personne ne consulte. Tous ignares ! Ils me consultent moi, car je sais tout. C’est celui qui a la main la plus longue qui gagne ma sollicitude ! »

Ce pays qui est béni des Dieux (« Glücklich wie Gott im Frankreich » [1]) devrait être plus riche que la Suisse, s’il était bien ordonné. La France républicaine souffre d’une crise de gouvernance. L’État doit d’abord y être restauré dans ses fonctions régaliennes : disposer d’une justice et d’une police efficaces, d’une diplomatie et d’un appareil de défense inspirant crainte, respect et considération outre-frontières, et enfin lever l’impôt de manière claire, équitable, et non en fonction des clameurs.

Ceci est parfaitement réalisable, mais il faut du courage. Les anciens appelaient cela vertu.

Il faut résister à l’appareil de l’État social devenu pléthorique, résister aux millions de fonctionnaires propriétaires de leur charge, aux censeurs qui doivent leur existence à l’inquiétude qu’ils propagent, cesser de subventionner leurs laboratoires du mensonge et de l’information biaisée. Il faut être optimiste en annonçant que l’État, arbitre et économe, est de retour, rassurer en annonçant que l’ordre est source de progrès et qu’il n’a guère besoin d’être paré du qualificatif de “social” pour ce faire. Nous le savons maintenant : l’ordre social, devenu autoritaire, est source de désordre. D’un désordre dont ont à souffrir en premier lieu les plus humbles.

Première édition originale en Français

Il faut cesser de mentir, même si Machiavel le recommandait [2]. Il ne faut pas être grand clerc pour se rendre compte qu’augmenter le budget de la défense de 1,7 puis 1,6 milliard par an est une mesure dérisoire, alors que OPEX [3] et OPINT [4], maintenant intégrées dans ce nouveau budget (quand ce n’est pas les interventions sur catastrophes naturelles), coûtent 1,3 milliard par an. Cela suffira-t-il pour pourvoir au rééquipement de l’armée de terre, à nos besoins en aéromobilité, aux besoins en avions-ravitailleurs, aux besoins en bâtiments de la marine pour assurer la présence dans nos lointains départements, et disposer d’un second porte-avions ? Cette augmentation suffira-t-elle à la modernisation de notre force de dissuasion dont le coût doit passer de 3 à 5 ou 6 milliards par an ? Les voix de l’abandon se font entendre en disant qu’il faut en finir avec cette composante inspirant – c’est son rôle – la terreur, et qu’elle est de ce fait moralement disqualifiée. La morale encore invoquée a parlé ! C’est l’argument suprême. Mais prennent-ils conscience que la paix relative dont jouit le monde depuis 1945 est due à ce constat que la guerre totale est devenue un non-sens ?

Il se trouvera toujours des courtisans pour annoncer que notre Prince est pourvu de raison, qu’il sait, lui, “calculer”. Les experts sont convoqués par nos députés. Ils sont en général bien au fait des menaces suscitées par un phénomène guerre devenu très évolutif, où la surprise stratégique résultant de l’innovation technologique ou de l’affaiblissement moral inquiète hautement. Mais comme le Prince sait, ils disent comme le Prince.

Mais jusque quand abusera-t-on encore de notre patience ? Devrons-nous, comme le glorieux Cicéron dont est pastichée ici la parole, voir « s’effondrer la république sous les coups de boutoir des démagogues » ?

Colonel (er) Gilles Lemaire

 

[1] ↑ « Heureux comme Dieu en France ».
[2] ↑ « Le soir venu, […] je pénètre dans le sanctuaire antique des grands hommes de l’antiquité […]. Je ne crains pas de m’entretenir avec eux, et de leur demander compte de leurs actions. Ils me répondent avec bonté ; et pendant quatre heures j’échappe à tout ennui, j’oublie tous mes chagrins, je ne crains plus la pauvreté, et la mort ne saurait m’épouvanter ; je me transporte en eux tout entier. Et comme le Dante a dit : “il n’y a point de science si l’on ne retient ce qu’on a entendu”, j’ai noté tout ce qui dans leurs conversations, m’a paru de quelque importance, j’en ai composé un opuscule, De Principatibus, dans lequel j’aborde autant que je puis toutes les profondeurs de mon sujet, recherchant quelle est l’essence des principautés, de combien de sortes il en existe, comment on les acquiert, comment on les maintient, et pourquoi on les perd. »
(Lettre de Niccolò Machiavel à son ami Francesco Vettori, 1513).

[3] ↑ OPérations EXTérieures.
[4] ↑ OPérations INTérieures.